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Les événements tels que l’actuelle pandémie de Covid-19 sont un terrain fertile pour les fake news. Afin de lutter contre ce phénomène, gouvernements, experts et associations peuvent pratiquer « l’inoculation digitale » sur les réseaux sociaux, afin de sensibiliser la population et de la prémunir contre l’expansion d’un autre mal, tout aussi viral que le coronavirus : les fausses informations.
Depuis le début de l’épidémie de coronavirus, les rumeurs les plus folles circulent sur les réseaux sociaux : les lampes à UV protègeraient du virus, de même que l’urine d’enfant ou encore la consommation de cannabis. D’autres affirment que l’épidémie est le fruit d’une conspiration internationale des géants de l’industrie pharmaceutique, dont le seul objectif serait de vendre, à terme, leurs vaccins et leurs médicaments. Certains pensent enfin que la contamination est liée au déploiement de la 5G à Wuhan quelques jours avant le début de la propagation du nouveau coronavirus. Comment expliquer une telle prolifération de fake news ? Selon Jeremy Ghez, professeur d’économie et d’affaires internationales à HEC Paris, pour expliquer une situation complexe, on hésite souvent entre une théorie fondée sur « le complot » et une autre sur « la stupidité humaine ». « D’après mon expérience, relève-t-il, la seconde option est généralement plus pertinente que la première. »
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Si bien que le directeur de l’Organisation mondiale de la santé, Tedros Adhanom Ghebreyesus, n’a pas hésité à parler « d’infodémie ». Ces fake news sont, à ses yeux, encore plus dangereuses que le virus lui-même. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elles empêchent de le combattre efficacement et font donc perdre un temps précieux. C’est ce que confirme Bhaskar Chakravorti, doyen du département de commerce internationale à la Tufts University. Au cours des dix dernières années, ce professeur a analysé les effets du digital sur la santé et le développement économique. A ses yeux, la dynamique des fake news peut aggraver l’épidémie, en propageant de fausses solutions.
A l’ère du tout numérique, les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans la diffusion des rumeurs et des fake news. Les leaders du marché, tels que Facebook, Twitter et WhatsApp, comptent aujourd’hui plusieurs milliards d’utilisateurs. Les réseaux sociaux offrent une voix en ligne à tout le monde, souvent sans même avoir à prouver son identité. Les utilisateurs peuvent publier leurs pensées, leurs opinions et leurs idées via des communautés en ligne et trouver des caisses de résonance sans barrières. Or elles ne sont pas sans influence sur nos vies, nos croyances et nos actions. Elles affectent la façon dont nous percevons le monde et peuvent jouer sur nos comportements. Et ce qui rend ce potentiel encore plus fort, c’est le fait que ces médias diffusent ces échos en temps réel. Une fois que la rumeur est partie, a fortiori en ligne, il est très difficile de l’arrêter. Aussi, comme pour freiner une épidémie, il s’agit de faire en sorte d’éviter la contamination des personnes présentes sur les réseaux.
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Gérer la crise
Par conséquent, l’enjeu crucial pour les gouvernements, les institutions et les associations et même pour les organes de presse est de lutter efficacement contre les fake news, en intervenant directement sur les plateformes où circulent les rumeurs. Et pour cause, la désinformation autour du Covid-19 pourrait mettre la vie des individus en danger.
C’est précisément pour cela que le gouvernement français a décidé, fin février, alors que la crise prenait de l’ampleur, de réunir les succursales parisiennes des géants du web (Google, Facebook ou encore TikTok), afin de leur demander de mettre en place un plan pour lutter contre la propagation des fake news. Moteurs de recherche et plateformes ont ainsi prévu des pages, des encarts ou des notifications dans le « feed » de leurs inscrits pour relayer les contenus émanant des autorités officielles, tout en assurant une veille pour détecter et signaler toute tentative de désinformation.
Mais comment contrecarrer les rumeurs ? En fournissant une argumentation simple et directe, capable de démentir la fake news – quitte à reprendre des éléments de la fausse information pour les désamorcer, grâce à la production d’une « contre-rumeur », y compris en amont d’une éventuelle exposition numérique à la rumeur. L’exposition à ces « contre-rumeurs » réduit la croyance des utilisateurs du Web dans les fausses informations selon une étude publiée par des chercheurs en systèmes d’information à Singapour. Résultat : ils sont moins enclins à les repartager, ce qui contribue à freiner leur propagation.
La santé est un secteur où les fake news abondent tout particulièrement. Les experts dans ce domaine (médecins, scientifiques…) sont mobilisés pour tenter de les contrer, y compris hors période de crise. A l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), les équipes ont notamment lancé une chaîne YouTube intitulée « Canal Détox » et, à l’AP-HP, un collège de médecins a créé la chaîne « PuMS », pour proposer une information fiable et anti-fake news.
Renforcer l’immunité digitale
Cette démarche est d’autant plus cruciale face aux fausses informations qui circulent sur la pandémie de Covid-19. Pour le docteur Mike Ryan, directeur exécutif du programme de l’OMS pour la gestion des situations d’urgence sanitaire, cela ne fait aucun doute : « Il nous faut un vaccin contre la désinformation. » Comment ?
Revenons ici sur le principe même de ce procédé médical. Vacciner, c’est introduire dans un organisme un microbe « affaibli », rendu inoffensif. Ainsi, il ne contamine pas, mais permet à notre système immunitaire de réagir en produisant les anticorps nécessaires pour le combattre. Et à la prochaine attaque – réelle, cette fois –, l’organisme sera prêt à résister. C’est ce que l’on appelle la mémoire immunitaire. Il s’agit d’appliquer ce procédé à la psychologie des individus, à travers la technique de l’inoculation. Cette dernière a été développée en 1961 par William McGuire, universitaire et psychologue américain, en complément des travaux d’Arthur Lumsdaine et Irving Janis en 1953. Si l’inoculation n’a été que peu testée dans le domaine de la propagation des rumeurs sur les réseaux sociaux, l’originalité de la méthode a su séduire les praticiens comme les chercheurs en psychologie ou en sociologie.
Selon une étude publiée par des chercheurs du laboratoire Montpellier Recherche en Management (MRM), l’inoculation ne cherche pas à éviter les « contre-arguments » à une idée mais, au contraire, à les drainer de sorte qu’ils perdent de leur influence. Elle reprend le principe d’un vaccin consistant à « soigner le mal par le mal » en injectant chez le patient un virus affaibli pour renforcer ses défenses immunitaires. Par exemple, soumettre les utilisateurs des réseaux sociaux aux contre-arguments « affaiblis » que peuvent avancer ceux qui font circuler les rumeurs est un moyen de réduire la propagation de ces dernières. Mieux encore : cela pourrait même renforcer les attitudes positives, c’est-à-dire la capacité des individus non seulement à rejeter les fake news, mais aussi à retransmettre les appels à la vigilance.
Utiliser ce genre de méthode est d’autant plus intéressant que la propagation est souvent plus forte au niveau d’un groupe qu’au niveau d’un individu, comme le souligne Liette Lapointe, vice-doyenne et professeure associée à l’université McGill. En outre, selon Régis Meissonier, professeur en systèmes d’information à IAE School of Management, il serait pertinent de tester l’inoculation dans le contexte particulier du Covid-19, car cette méthode pourrait aider à maintenir les attitudes positives des utilisateurs des réseaux sociaux et à les prémunir de l’influence des arguments avancés par les propagateurs de rumeurs. Comme en médecine, en empêchant que des nouvelles personnes ne soient atteintes du virus des fake news, il serait ainsi possible de freiner l’épidémie.
Administrer un « vaccin digital » en trois étapes
Concrètement, une communication digitale destinée à mettre en garde la population contre les fausses informations circulant au sujet du Covid-19 pourrait commencer en reprenant des éléments que les Français ont sûrement entendu au sujet de ce virus (par exemple, « c’est seulement une grosse grippe », « il touche surtout les personnes âgées »…). Dans un deuxième temps pourraient être présentées d’autres fausses informations (ou « contre-arguments ») circulant sur les réseaux, concernant les modes de guérison ou les origines de l’épidémie, par exemple. Enfin, la réfutation de ces affirmations viendrait conclure le message, avec un rappel clair des informations clés (gestes barrière, règles de confinement…).
En appliquant l’inoculation digitale dans ce contexte, on doit considérer qu’un individu doit d’abord être exposé à une menace afin de développer ses capacités d’immunisation contre les menaces ultérieures. La réfutation, à cet effet, consiste à fournir des arguments à l’individu pour l’aider à soutenir son attitude et à être capable de rejeter d’autres contre-arguments à venir. L’attitude de l’individu, c’est-à-dire son jugement face à un stimulus, et la manière dont il est « attaqué » par la contre-argumentation sont donc au cœur de la technique de l’inoculation, qui comporte donc trois phases :
1. Alerte. Les individus reçoivent un message numérique à travers le même réseau social leur présentant une menace possible afin qu’ils soient sur leurs gardes ;
2. Contre-argumentation. Les individus sont exposés à une menace (affaiblie) sous forme de contre-argument à leurs croyances afin qu’ils activent leurs systèmes immunitaires psychologiques ;
3. Réfutation. Les individus se voient fournir des éléments de réfutation afin qu’ils puissent défendre leur position.
Des recherches empiriques ont porté sur le délai « d’incubation » à laisser courir après la réfutation de « l’attaque affaiblie » afin que l’individu soit capable de se prémunir, par la suite, d’une attaque réelle. A quel moment doit être réalisé ce « vaccin digital » ? Selon une étude menée par des chercheurs en sciences de la communication de l’université de Oklahoma, les résultats divergent. Quoi qu’il en soit, l’individu a besoin d’un certain temps après la première réfutation pour procéder à une « réorganisation cognitive », repenser sa posture vis-à-vis de l’attaque reçue et développer ses propres argumentations pour réfuter des menaces ultérieures. L’effet n’est donc pas instantané.
Enfin, on peut également considérer que les fake news qui se propagent en ligne n’ont pas que des vertus négatives. Elles peuvent également agir comme des signaux faibles qui expriment des dysfonctionnements, appelant à une intervention nécessaire. Les rumeurs ne sont pas des « comportements maladifs » à éradiquer, si on suit la pédagogie médicale. Au contraire, elles gagnent à être considérées comme des éléments constitutifs de la conception des messages de sensibilisation.
Par Peter Saba*, article publié en premier par HBR France
Peter Saba est Professeur associé et responsable du master management des systèmes d’information et des data (MSID) à l’Ecole de Management Léonard de Vinci (EMLV) Paris-La Défense. Ses recherches portent sur la contagion des conflits, l’inoculation attitudinale et la persuasion lors du déploiement des technologies d’information. Cofondateur de la société de conseil Saba Business Circle (SBC), spécialisée dans les réseaux et le management de l’innovation, il a travaillé pendant plusieurs années dans le domaine du financement de l’innovation et en tant que directeur de recherche d’une entité du groupe In Extenso.
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